La vie
Lors de ma dix-septième année ,
Quand j'aimais et que je rêvais ,
Quand par l'espérance entraînée ,
J'allais riant des jours mauvais ;

Quand l'Amour ce charmeur suprême ,
Endormait le soupçon lui-même
Dans mon coeur craintif et jaloux ;

Quand je n'avais pas d'autre envie
Que de passer toute ma vie
Entre ma mère et mon époux .

J'avais une joie indicible à contempler dans l'avenir
Ces tableaux d'un bonheur paisible
Qui ne devait jamais finir :

Le foyer , les soins du ménage ,
C'était à la fleur de mon âge
Tout ce que j'ambitionnais ;

Et les yeux pleins de ce mirage ,
Malgré les menaces d'orage
Au courant je m'abandonnais .

Aujourd'hui , sans trouble ni peine ,
Ni remords , je songe au passé .

Tout a fui ,
L'Amour et la haine
Qui tenaient mon coeur oppressé .

Je sonde ma vieille bléssure ,
Et presque en tremblant , je m'assure
Que je survis à tant d'efforts .

Tel à la fin d'une campagne ,
Sous l'émotion qui le gagne ,
Un général compte ses morts.

Lors de ma dix-septième année ,
Je rêvais la vie ;
à présent
Je la juge , encore étonnée ,
Mais ne blâmant ni n'accusant.

Beaucoup d'illusions chéries gisent flétries
à chaque étape du chemin .

Cependant que regretterai-je ?
Dès qu'un tourment nouveau m'assiège ,
L'eternel me prend par la main .

J'ai compté plus d'une heure sombre
Mon espérance m'a menti .

Des maux ,des tristesses sans nombre
Courbent mon front appesenti .
J'ai fait l'apprentissage austère
Qu'il faut que toute âme sur terre
Fasse au dépend de son bonheur ;

Qu'iporte ? ma paix va renaître ,
Puisque ainsi j'appris à connaitre
L'immense bonté du Seigneur !

Marceline Desbordes-Valmore
(1786-1859 )